Chapitre IX
— Oui, reprit le comte Olaf, c’est bien troublant, un chérubin qui s’envole. Surtout si petit, et sans défense, reprit le comte Olaf, c’est bien troublant, un chérubin qui s’envole. Surtout si petit, et sans défense.
— Où est Prunille ? cria Violette. Qu’avez-vous fait d’elle ?
Le comte fit la sourde oreille.
— Mais on voit tant de choses bizarres, de nos jours ! D’ailleurs, si vous voulez me suivre au jardin, vous deux, je parie que nous aurons sous les yeux un spectacle peu ordinaire.
Sans un mot, les enfants Baudelaire suivirent le comte jusqu’à la porte de derrière. Violette parcourut des yeux le jardinet pelé.
Mais elle avait beau chercher des yeux, toute frissonnante dans sa chemise de nuit, elle ne voyait rien de spécial.
— Vous ne regardez pas où il faut, gloussa le comte. Pour des enfants qui lisent tant et plus, vous n’êtes vraiment pas très futés.
Alors Violette se tourna vers lui. Ses yeux furent d’abord attirés par l’œil tatoué de la cheville, cet œil qui les surveillait depuis leur arrivée. Puis son regard monta le long du grand corps maigre, flottant dans son costume fripé, et suivit la direction indiquée par l’index noueux, droit vers la tourelle interdite. Là, à l’unique fenêtre qui s’ouvrait dans la brique sale, était accroché quelque chose qui ressemblait à une cage d’oiseau.
— Oh non ! souffla Klaus d’une voix étranglée, et Violette regarda mieux.
C’était bien une cage à oiseau, pendue au-dessus du vide. Et à l’intérieur, en guise d’oiseau, il y avait Prunille, une Prunille rabougrie, recroquevillée, immobile, écarquillant des yeux immenses. Mais elle ne risquait pas de faire de bruit, car un grand morceau de bande adhésive lui bâillonnait le bas du visage ; ni de s’agiter non plus, car elle était ligotée à l’aide de grosses cordes.
— Libérez-la ! lança Violette. Elle ne vous a rien fait ! C’est un bébé !
— Voyons… dit le comte, et il s’assit sur une souche, l’air songeur. Certes, je pourrais ouvrir cette cage. Mais même une petite tête comme la tienne doit bien voir que la chère enfant risque de voler assez mal. Et je crains fort que, vu la hauteur… Il y a plus de dix mètres, vois-tu, entre la fenêtre et le sol. Ça me paraît beaucoup, même pour une petite chose qui pèse moins qu’une plume. Cela dit, si tu insistes…
— Non ! hurla Klaus. N’ouvrez pas la cage !
Violette regarda le comte, puis le petit paquet qui était sa sœur, suspendu en haut de la tourelle et se berçant doucement au vent. Elle eut la vision du paquet qui tombait, se ruant vers le sol. Les dernières pensées de sa petite sœur ne seraient que pure terreur. Non, c’était insoutenable.
— S’il vous plaît, implora-t-elle. Ce n’est qu’un bébé. S’il vous plaît. Nous ferons tout ce que vous voudrez. N’importe quoi. Ne lui faites pas de mal !
— Tout ce que je voudrai ? susurra le comte, le sourcil levé. (Il s’inclina vers Violette et plongea les yeux dans les siens.) N’importe quoi ? Vraiment ? Comme, par exemple, m’accorder ta main, demain soir, sur scène ?
Violette lui rendit son regard. Son estomac se révulsait, comme si c’était elle qu’on allait jeter du haut de cette tourelle. Le pire, avec le comte Olaf, elle s’en rendait compte soudain, c’est qu’il était drôlement malin, finalement. Ce n’était pas seulement une espèce d’arsouille sinistre et féroce ; c’était une espèce d’arsouille sinistre et féroce et redoutablement fine mouche.
Le comte Olaf eut un petit rire.
— Pendant que vous étiez si occupés, le nez dans vos bouquins, à mijoter vos accusations, j’ai envoyé le plus sournois, le plus madré de mes associés se faufiler dans votre chambre et y cueillir votre chère Prunille. Oh ! n’ayez crainte, elle est en sûreté. Elle va seulement me servir de bâton pour faire avancer la mule.
— De bâton ! s’indigna Klaus. Une petite fille !
— N’importe quel muletier vous le dira : pour faire avancer une mule rétive, il faut une carotte par-devant ou un bâton par-derrière. Faute de carotte, ce sera le bâton. Ça vous chagrinerait, n’est-ce pas, de perdre bêtement votre petit ange ? Par conséquent, Violette, je reprends ma question : accepteras-tu de m’épouser ?
Violette avala sa salive. Répondre semblait au-dessus de ses forces.
— Allons, ma jolie, murmura le comte d’un ton doucereux, allongeant sa patte d’araignée pour lui caresser les cheveux. Serait-ce donc si terrible d’être ma petite femme ? De vivre sous mon toit pour le restant de tes jours ? Tu es si mignonne que, vois-tu, après le mariage, je ne serai sans doute même pas tenté de me débarrasser de toi, contrairement à ton frère ou ta sœur.
Violette s’imagina un instant dormir aux côtés du comte Olaf, ouvrir les yeux chaque matin sur cet odieux personnage. Elle se vit errer dans la maison, faire son possible pour l’éviter toute la journée, et puis, le soir venu, cuisiner pour sa bande d’énergumènes, jour après jour, toute sa vie durant. Non, c’était insoutenable.
Mais elle leva les yeux vers la cage, vit le petit ballot ligoté, et la réponse s’imposa.
— Si vous libérez Prunille… si vous la relâchez saine et sauve, oui, je vous épouserai.
— Je relâcherai Prunille, répondit le comte. Saine et sauve. Demain soir, après la représentation. En attendant, elle restera en haut de ma tour, sous clé. Et je vous préviens : l’escalier aussi sera gardé en permanence, et bien gardé. N’allez pas vous mettre des idées en tête !
— Vous êtes un monstre abominable ! cracha Klaus.
Le comte répondit d’un sourire radieux.
— Abominable, dit-il, c’est fort possible. Mais j’ai concocté un plan sans faille pour faire main basse sur votre héritage, et je vous défie de le déjouer. (Il se détourna du jardin, prêt à remonter dans ses appartements.) Mettez-vous ça dans un coin du crâne, les orphelins. Vous avez lu plus de livres que moi, peut-être ; n’empêche, c’est moi qui ai gagné la partie… Maintenant, donnez-moi cet ouvrage qui vous a si bien inspirés. Et filez à la cuisine, vos instructions du jour vous attendent.
Klaus soupira et rendit les armes – ou plus exactement il tendit au comte les Lois du mariage. Puis il prit le chemin de la cuisine, mais Violette ne le suivit pas tout de suite.
Des dernières paroles du comte, elle n’avait entendu que le ton, et c’était bien suffisant. Elle contemplait la tourelle – non pas seulement la fenêtre où sa petite sœur se berçait dans une cage, mais la maçonnerie du haut en bas.
Si Klaus s’était retourné, il aurait pu voir quelque chose qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Pour qui ne connaissait pas Violette, il n’y avait rien de spécial à voir. Mais quiconque la connaissait un peu aurait compris immédiatement. Ces cheveux noués d’un ruban pour dégager ses yeux étaient un signe infaillible : son cerveau d’inventrice tournait à plein régime.